Chapitre préliminaire
Sonja prit sa tête entre ses mains. Elle était épuisée, et le second souffle que lui inspiraient ses hémorragies s’était dissipé pour laisser place à une invincible léthargie. Elle promena un regard las sur les longues estafilades noirâtres qui hachuraient ses bras blancs. Un mélange de sang coagulé et de farine séchait sur ses mains.
Elle avait un peu d’avance. Une Crâtte avait jugé divertissant de la harceler de ses flèches avec une hostilité tenace tandis qu’elle achevait sa récolte de la journée. Comme Sonja n’était guère portée sur l’affrontement, elle n’avait pas fait autre chose qu’esquiver les traits mortels, et n’avait réussi à échapper à son agresseur qu’à la faveur des hauts plants de blé. Ce monde se faisait rude pour qui n’avait pas le cœur à défier ses semblables, songea-t-elle avec amertume. Lorsqu’elle s’était arrêtée un instant, le temps de reprendre haleine, la sombre pensée que c’était désormais chose courante que de se faire tailler en pièces par un illustre inconnu l’avait laissée pensive. Le danger écarté, et comme il était trop tard pour penser à finir sa récolte et que le soleil amorçait sa descente vertigineuse, Sonja avait directement pris le chemin, à peine plus sûr, de la taverne d’Astrub, le point de rendez-vous qu’avait fixé Yakan d’un ton péremptoire pour la réunion qui devait avoir lieu le soir même. Lorsqu’elle avait franchi le pas de la porte, elle avait aussitôt songé qu’il leur serait difficile d’obtenir une table. La taverne grondait et grouillait, elle donnait jusqu’à l’impression de se mouvoir, tant le peuple qui l’occupait s’agitait. Sonja avait pourtant le regard vif quoique fatigué, et dès qu’elle eut senti qu’une petite troupe s’apprêtait à quitter sa table, probablement pour retourner s’aventurer sur de dangereux sentiers, elle s’était empressée de les remplacer et de réserver la place qu’elle occupait un instant auparavant. Ce fut le dernier effort dont elle fut capable. Depuis, elle demeurait immobile, vidée, dans la contemplation étonnée de ces bras tachés qui lui paraissaient ne plus lui appartenir.
Relevant la tête et s’efforçant de sortir de sa torpeur, elle promena ses yeux gris sur la foule attablée de la misérable taverne. De jeunes incarnés pour la plupart. Quelques aventuriers chevronnés se pavanaient à une table centrale, criant à qui voulait bien l’entendre que leur corporation était sans conteste celle qui réunissait le plus de guerriers de valeur. Et en effet, plusieurs disciples de Iop, le torse bombé, l’épée surdimensionnée et le crâne éventé, se pâmaient dans des accoutrements qui en disaient long sur leur expérience des combats. Sonja les contemplait de son œil morne lorsqu’un bruit sourd lui fit tourner la tête vers la porte principale de la taverne. Un Pandawa ivre mort venait de heurter avec violence l’embrasure et tâchait de marcher plus ou moins droit, sous les persiflages stridents des spectateurs. La honte empourpra ses joues lorsqu’elle réalisa que cette loque n’était autre que Dorion, et que celui-ci, l’ayant repérée, titubait jusqu’à sa table. Parvenu avec difficulté jusqu’à elle, le Panda s’affaissa sur le plan de chêne avec vacarme et lui jeta un sourire ravi.
-Tu n’as toujours pas dessoulé à ce que je vois, grimaça Sonja, qui retint un haut-le cœur.
-Je vais aller nager, ça ira mieux… après…
Sa voix était pâteuse et la seule odeur qu’exhalaient ses vêtements aurait presque suffi à rendre Sonja ivre à son tour. Cela lui était d’autant plus déplaisant qu’elle avait une aversion naturelle pour l’alcool. L’haleine de son camarade et les effluves stagnants d’une taverne poisseuse n’aideraient pas à lui rendre la soirée meilleure. Au moins Dorion avait-il pensé à venir jusqu’ici, c’était déjà ça, pensa-t-elle, tout en portant sa main à son nez. Suffoquée par les relents âcres qui s’ajoutaient à la chaleur et au vrombissement qui sévissait en ces lieux, elle sentit sa mauvaise humeur s’accroître. Et l’autre ivrogne n’était guère d’une grande aide. Perché dans ses nuées alcoolisées, il souriait stupidement à la cantonade, pas malheureux de se retrouver en si bonne compagnie…
Sonja voyait toujours d’un mauvais œil un de ses amis se mettre dans un état pareil. Même s’agissant d’un Pandawa, elle ne s’y faisait pas. Dorion avait en outre la fâcheuse habitude, lorsqu’il était véritablement ivre, de déverser des flots de compliments peu subtils à l’intention de tout ce qui semblait être, de près ou de loin, féminin. Et Sonja n’y coupait pas. Du reste, la bonté naturelle et le cœur simple de Dorion en faisait un zélé compagnon, mais plus tristement un exploité notoire.
Le taulier s’approcha d’eux, énorme et plus saoul encore que Dorion, pour prendre la commande de celui-ci. Il portait à bout de bras un immense plateau chargé pour l’essentiel de bières mousseuses. D’un signe de la main, le Pandawa lui fit comprendre qu’il ne refuserait pas une rasade supplémentaire. Aussitôt le tavernier attrapa une chope pour la déposer d’un geste sec sur leur table. Dorion allait s’en saisir (avec une promptitude inattendue pour quelqu’un d’aussi entamé) sous les yeux effarés de Sonja, lorsque la jeune fille s’empara de la chope avec autorité. S’ensuivit une scène pittoresque durant laquelle une petite Sacrieur malmena un Panda qui la dépassait de deux têtes. Dorion ne fut pas long à abdiquer et s’affaissa sur la table graisseuse.
Sonja l’accablait toujours de sa morale et de ses tournures ampoulées, lorsque deux aventuriers poussèrent à leur tour la porte de la taverne. Un Sram aux os sanguinolents suivi d’un disciple du dieu du Temps se frayèrent un chemin jusqu’à leur table, ayant reconnu la voix de leur consœur, familière tant celle-ci était bavarde. Sonja se tut respectueusement à leur approche, au grand soulagement du Panda misérablement affalé, et elle leur adressa un sourire bienveillant. C’était un véritable soulagement que de les voir. Elle qui n’était ni belliqueuse ni expérimentée, elle était toujours heureuse de se nicher dans leur ombre protectrice.
Charkheim le Sram était de cette trempe d’aventuriers qui ne craignent rien ni personne et chez qui le courage n’est rien d’autre qu’un mélange de témérité et d’orgueil. Quelque peu opportuniste, il profitait allègrement des comas éthyliques de Dorion pour lui extirper toutes sortes de contrats avantageux. Un pilier de leur corporation, sans nul doute, au caractère fort et à la notoriété incontestée.
Le Xélor cyclothymique qui l’accompagnait n’en avait pas moins d’importance au sein de leur confrérie. Et pour cause, il en était le principal fondateur, et tous se sentaient obligés de lui rendre des comptes. Généreux avec tous, mais quelque peu retiré de la vie éreintante d’aventurier sanguinaire depuis quelques temps, Yo était la planète autour de laquelle gravitaient ses fidèles sujets.
Tous deux s’assirent à la table, ayant pris soin de redresser Dorion, soucieux de l’image qu’ils offraient de la compagnie. Charkheim parlait fort et vite, et ses os s’entrechoquaient sous le coup de l’excitation alors qu’il vantait ses dernières tueries de la voix la plus claire et la plus haute possible. A ses côtés, Yo prêtait une oreille paternelle à ces récits enjolivés et s’esclaffait de temps à autre avec Charkheim, riant de la bêtise d’un tel, de la lâcheté d’un autre, ou d’une plaisanterie grasse et typiquement masculine. Dorion riait parfois de concert avec eux, du moins lorsqu’il avait saisi ce dont il était question. Charkheim commanda au taulier une dizaine de bières (Sonja ne fut pas assez prompte cette fois à arracher la chope des mains de Dorion qui l’eut descendue en un rien de temps), ainsi qu’une demi-douzaine de verres de lailait pour les jeunes filles de la confrérie. La petite troupe commençait à s’égayer lorsque se posa à leur table, silencieux et grave, Provok, l’Ecaflip émérite et cavalier hors pair, au caractère détestable et au nom fort bien trouvé.
Tanza, jeune sœur de Yo, qui avait pour sa part choisi d’honorer Sram, le talonnait et salua la compagnie à grands cris avant de se tirer un tabouret.
Yakan, décideur officiel de la confrérie, qui avait emprunté la voie des Sacrieurs, comme Sonja devait le faire plus tard, ne tarda pas à les rejoindre à son tour.
Tous n’étaient pas présents parmi ceux qui comptaient dans la confrérie. Le fiancé de Sonja, Xélor facétieux mais avide d’argent, ainsi que les frères de la jeune fille, avait prévu de longue de date d’aller arracher quelques pierres brutes aux habitants du golfe. Sonja remarqua en outre que Pomme, la délicieuse promise de Provok (car aussi fou que cela pût paraître, Provok avait une promise !), n’accompagnait pas le jeune félin. Lorsque Sonja osa lui en demander la raison, la réponse cinglante ne se fit pas attendre :
-Je la séquestre. T’as un problème avec ça ?
Sonja n’avait rien répondu, accoutumée qu’elle était à ces sorties rudes. Elle n’en saurait pas davantage, de toute façon. Manquait également un troisième disciple de Sacrieur, la belle et désirée Snoussy, qui ne quittait plus son atelier de confection de boucliers. Zaphir enfin, n’avait pu assister à leur réunion, étant parti pour une expédition de plusieurs jours à travers les landes de Cania en compagnie de quelques-uns de ses amis, étrangers à la confrérie. Ceux qui étaient présents ce soir étaient avant tout ceux qui se trouvaient non loin d’Astrub et qui avait pu faire le déplacement lorsque Yakan les avait informés qu’il souhaitait réunir ses chères brebis.
En réalité ce côté officiel de leurs concertations cachait ce que leur troupe avait de convivial et de naturel. Le blason à la petite feuille vert tendre, cousu à l’endroit du cœur sur la tunique des membres, était arboré par des personnes que le hasard de la vie et de la route avait réunies. Yakan espérait conférer un aspect solennel à cet agrégat de personnalités hétéroclites. Son goût pour l’ordre et les choses bien faites l’avait très vite poussé à régulariser et à officialiser leur jeune corporation. Dans ce monde désorganisé, ces énergumènes s’échinaient à donner un sens à leur vie guerrière, qui ne fût pas qu’une simple quête de puissance.
On parla beaucoup au cours de cette soirée, on but plus encore. Bientôt Dorion ne fut plus seul dans son ivresse. Il était étonnant de voir ces bons vivants, déjà très éméchés, débattre d’épineuses questions tactiques ou de fluctuations commerciales. Charkheim s’insurgeait, tout trépidant qu’il était, du prix indécent qu’avaient atteint les denrées les plus élémentaires. Mais ce point restait un détail sur lequel il n’y avait pas lieu de s’attarder : Sonja n’était-elle pas une vaillante petite boulangère et Dorion un adroit pêcheur ? A eux deux, ils pourvoyaient largement aux besoins de leurs confrères. Du reste Charkheim n’était pas radin au point de refuser de dépenser quelques sous dans une épicerie. Le véritable problème, qui revenait incessamment dans la discussion, restait celui de la précieuse relique, du Dofus Turquoise. L’œuf légendaire s’était mué en obsession pour quelques-uns, dont Charkheim, qui ne rêvait plus que d’excursions héroïques (et terriblement périlleuses) au terme desquelles il parviendrait à arracher l’inestimable trophée. Yo et Yakan, qui se voulaient plus raisonnables, méditaient leurs chances de succès, selon les propositions toujours plus folles du Sram impatient. Bon nombre des membres les plus influents n’étaient guère équipés pour entreprendre d’aussi grandes épopées. Sans parler de ceux qui n’avaient presque aucune expérience des combats.
La concertation s’éternisait. Charkheim n’en démordait pas, et son excitation se ressentait dans ses mouvements amples, peu soucieux de ce qui se trouvait dans leur portée. Ainsi fut malencontreusement giflé un jeune Eniripsa qui eut le malheur de passer derrière lui à un moment inopportun.
-Et encore, ça aurait pu être pire, de quoi tu te plains ? grogna Charkheim à l’intention du malheureux qui avait été propulsé trois mètres plus loin et avait fini son vol au milieu d’un couple de Fécas indignés.
En effet, la force de frappe du Sram était impressionnante. Toute aussi impressionnante étaient l’endurance de Yakan, la sagesse de Yo, la douceur de Dorion, la gorge blanche de Tanza, la logorrhée de Sonja et la verve cynique de Provok.
L’incident avec l’Eniripsa n’eut pas de conséquence fâcheuse : le pauvre jeune garçon n’aurait jamais eu le courage de s’attaquer à ce cadavre osseux, très sûr de sa propre valeur. En outre, et comme Charkheim n’avait pas un mauvais fond, ce qui d’ailleurs lui faisait cruellement défaut dans sa quête de pouvoir, il lui remit une petite fiole contenant un puissant anesthésiant, ainsi que de quoi aider à la cicatrisation des blessures superficielles. Interceptant le coup d’œil sévère de Sonja, il formula ses excuses, et reprit immédiatement le sujet trop longtemps délaissé : l’obtention, coûte que coûte, de son Dofus.
Pour sa part, Tanza n’avait pas dit grand-chose. Elle souriait aux jeux d’esprit de ses compagnons, riait franchement des plaisanteries les plus douteuses, mais surtout, elle ne dédaignait pas de mettre en valeur ses cuisses blanches et d’attirer à elle des regards peu vertueux. Elle-même jetait de rapides coups d’œil à droite et à gauche, s’attardait sur le décolleté d’une Fécate qui passait par là, louchait sur les longues jambes d’une Iopette alanguie quelques tables plus loin… Au milieu de tous ces bavardages futiles, de toutes ces discussions techniques, de ce brouhaha réconfortant et familier, Dorion répétait, entre deux hoquets alcoolisés, qu’il avait pêché une greuvette horreur.
Sonja était lasse, elle allait prendre congé de ses amis lorsque Ykan frappa la table de son poing ensanglanté pour se faire entendre. Un silence relatif (qui se limitait à leur tablée) se fit.
-La semaine prochaine, ici, même jour, même heure. On lève le camp. Que tout le monde se tienne prêt, vous avez une semaine pour vous… accoutrer de… ce qui pourra vous rendre le plus efficace possible.
Pour couper court à toute protestation (Sonja, Dorion et même Charkheim semblaient sur le point d’émettre des objections), Yakan se leva et d’un signe de tête salua la table. Tanza et Yo suivirent presque immédiatement, de même que Provok, et tous trois quittèrent la taverne sur les talons du Sacrieur.
Sonja hésita. Au point où en était Dorion, le laisser ainsi, étalé sur sa table, le nez dans une flaque de bière, ne paraissait pas si immoral. Pourtant… Charkheim, qui avait pris sur lui de payer leurs consommations, avait rassemblé ses affaires, et s’apprêtait à quitter les lieux lorsque Sonja le rattrapa :
-Tu peux prévenir Ruthen que Dorion est ici ? Il me semble qu’il l’héberge pour quelques jours à Astrub. Je reste ici jusqu’à ce qu’il vienne le chercher. Je ne peux pas le déplacer toute seule.
-Je sais pas où vit Ruthen. Montre-moi.
-Si ça ne t’ennuie pas, je préfère rester à ses côtés. Dans son état, mieux vaut ne pas le laisser seul.
-Mais non, regarde, on va faire plus simple, trancha Charkheim.
Il attrapa et tira à lui le Pandawa qui s’effondra au sol tel un pantin désarticulé.
-Allez, montre, c’est par où ?
-Tu comptes le traîner ? s’affola Sonja.
-Il sent rien, il est ivre mort. Allez, grouille, parce qu’après, faut que j’aille me préparer à aller faire du jambon.
Sonja mit un instant avec de comprendre que le « jambon » était l’état auquel Charkheim comptait réduire le tristement célèbre Dragon Cochon. La soirée avait été éreintante, elle n’avait même plus la force de se battre pour empêcher qu’on traîne son ami comme une charogne à travers les rues d’Astrub. Après tout, il n’avait qu’à pas boire autant, se dit-elle pour apaiser sa conscience. Elle prit la tête de leur sinistre cortège, et tous trois laissèrent derrière eux ce monde grossier, moite, qui retentissait de rires gras et noyait dans la bière les exploits les plus héroïques.
j'attends la suite avec impatience 
