Chapitre Deux
-Parfait, les cataplasmes de lin auront fait bel effet.
Verdel semblait très satisfait. Yakan n’était pas un client difficile, à la différence de Sonja qui ne cicatrisait pas.
-Je t’en remets un pour éviter la suppuration. Le millepertuis fera le reste.
Yakan hocha la tête en signe d’acquiescement. Entre les mains d’un Eniripsa chevronné, ces plantes valaient de l’or. Mais après tout, n’était-ce pas le credo des alchimistes, que cette légende selon laquelle tout élément était susceptible de donner de l’or. La recette n’en avait simplement pas encore été révélée.
-Je te remercie, fit Yakan en un murmure.
Puis, changeant de destinataire :
-Sonja, on est prêts à partir ?
-Je le crois, répondit la jeune fille. J’ai fini de charger Shinzo. Il n’y a plus aucune denrée périssable dans la maison. Et j’ai pris l’argent, évidemment, je le garde sur moi.
Sonja avait certes la réputation d’être coléreuse, maladroite, sensible et peu sûre d’elle, mais son intégrité ne faisait aucun doute.
-Parfait, parfait…
Yakan était distrait. Sonja n’était pas sûre que Yo lui eût précisé l’endroit où il les emmenait. Elle regarda Verdel enduire la plaie d’un onguent brun d’une main experte. Il s’employa ensuite à fixer précautionneusement le cataplasme sur les chairs qui s’étaient déjà refermées.
-Une guérison rapide, s’émerveilla Verdel.
-J’aimerais pouvoir te dire que je n’aurai plus besoin de tes services avant longtemps… Malheureusement rien n’est moins sûr.
-On a un peu d’avance, y a-t-il autre chose que je puisse faire pour l’un de vous deux avant qu’on parte ? Vous, les Sacris, vous êtes véritablement mes meilleurs clients.
Verdel attrapa le visage de Yakan entre ses deux mains et releva les mèches de cheveux qui l’empêchaient d’en voir autant qu’il le désirait. Conformément au rituel sacrieur, Yakan et Sonja s’étaient laissé inciser les joues et le front selon un motif angulaire irrégulier, propre à chaque disciple de Sacrieur. Sur les zébrures ainsi opérées était appliqué un anticoagulant, dosé de sorte que jamais la plaie ne puisse former une cicatrice blanche. De surcroît, il était de notoriété commune que chaque Sacrieur prenait un soin particulier à rouvrir régulièrement ses plaies faciales, traditionnellement en guise d’hommage, le plus souvent sous le coup de la vanité. Les lacérations devaient donner un air sympathique au scarifié…
-Je n’ai besoin de rien d’autre, Verdel, je te remercie. En revanche, je veux bien voir ton stock pour l’expédition.
-Je n’ai pas tout sur moi, décréta magistralement l’Eniripsa en cessant ses investigations. A propos, j’ai pris un disciple, il devrait être là d’une minute à l’autre. Je l’ai chargé de la cueillette de quelques plantes qui seront utiles, et du transport des baumes conservés pour l’occasion. J’ai moi-même quelques infusions sur moi, mais je me suis majoritairement concentré sur des choses plus… fortes, dirai-je.
Verdel tira de l’ample cape de voyage qui le recouvrait une fiole de belle taille.
-Qu’est-ce que c’est ? demanda Sonja, curieuse impénitente.
-J’aimerais que tu n’aies pas à le savoir tout de suite, soupira Verdel en faisant disparaître le précieux flacon. J’ai essayé de baliser un champ assez large de situations catastrophiques. Ce que j’ai prévu va de l’analgésique au stimulant cardiaque. Larme se sera occupé des simples antalgiques et autres potions antiseptiques.
-Nous pouvons donc partir le cœur léger, fit Yakan en un sourire, nous sommes bien armés.
-Ca, c’est autre chose.
-Charkheim et moi-même sommes équipés. Pour ce qui est des autres, nous n’avons plus le temps, Yo a été catégorique. Nous partons ce soir. Ceux qui n’auront pas trouvé d’arme d’ici là devront s’en remettre à leurs talents, ou rester dans notre ombre.
Il n’avait pas achevé sa phrase que l’on frappa à la lourde porte de chêne.
-Ce doit être Larme, chuchota Verdel. Tu veux bien lui ouvrir Sonja ?
L’intéressée s’exécuta. Un Eniripsa de taille respectable entra en saluant à la cantonade.
-Bonsoir, Eni-au-nom-poétique-quoique-féminin.
-Ah, oui, ça…
Larme eut un rire nerveux. Sonja perçut le malaise et s’empressa d’ajouter :
-Mais la poésie, et plus largement la beauté, ne devraient pas être l’apanage des femmes. Bonsoir, bienvenue. Je crains que tu n’aies pas le temps d’en savoir davantage sur la géographie de ces lieux, nous levons l’ancre. Verdel t’aura parlé de notre escapade je suppose ?
-En effet. Je vous suis. Et il le faut bien, si je veux conserver une chance d’intégrer votre… communauté…
-Sache que tu n’es pas obligé d’être des nôtres pour cette fois. Tout le monde ne vient pas, on ne sait pas trop où l’on met les pieds en fait.
-Oh non mais tu peux le dire, Yak, on ne sait même pas où l’on va… Et effectivement, tout le monde ne vient pas. J’ai enfermé mes frères à la maison, d’ailleurs. Tant qu’ils peuvent gratter et taper, ils sont heureux, je ne m’inquiète pas pour eux.
Sonja n’était pas aussi rassurée qu’elle voulait bien le faire croire. Elle avait pris mille précautions pour ses frères ne courent aucun risque durant son absence, et leur adresse n’était connue que des quatre personnes qui y vivaient. Cependant, une ombre flottait confusément en elle. S’il devait leur arriver la même chose que ce qu’elle avait essuyé la veille, qui les protégerait ? Et pourtant, leur faire entreprendre un tel voyage, alors qu’ils étaient si peu attentifs, si peu conscients ou même respectueux des avis plus sages… C’eût été leur faire courir un danger inutile.
-Assez bavardé, trancha Yakan, en route. Sonja, je peux te demander les titres de propriété ? Je garde aussi les clés, je veux dire, tous les jeux de clés.
Sonja lui remit ce qu’il désirait, jeta un dernier regard à la pièce, et attendit que les trois hommes fussent sortis pour se glisser au-dehors à son tour.
La chaleur sèche et suffocante qui sévissait à Astrub depuis plusieurs jours donnait un tour singulier à la vie des riverains. De jour, alors qu’un cruel zénith dardait ses traits brûlants sur la ville blanche, celle-ci s’engourdissait, et seuls à rompre le silence de petits craquements d’herbe jaunie éclataient de-ci delà. Lorsque les rayons obliquaient avec le déclin du soleil, et qu’une fraîcheur relative apaisait les pierres marmoréennes d’Astrub, une foule se massait, d’abord hésitante, aux portes et fenêtres, puis se déversait en un flot toujours grossissant vers les points névralgiques de la ville qui retrouvaient toute leur animation coutumière.
Le zaap n’avait pas fait exception. Avec le déclin d’un soleil tiède et rosissant à l’horizon, les voyageurs aventureux s’étaient rués sur le portail. Précaution inutile, puisque celui-ci ne s’ouvrait sur un autre qu’à une heure clairement définie, de jour comme de nuit.
Sonja leva les yeux sur l’œuvre de Xélor. Le spectacle était étrange, quoique désormais coutumier : une immense porte s’ouvrait sur un paysage dont la flore contrastait sévèrement avec la pierre blanche caractéristique d’Astrub. Sonja eut un sourire en reconnaissant la montagne où elle vivait et dont elle venait chaque matin. En quelques pas, elle serait chez elle, alors que le village qu’elle entrevoyait là était à plus de deux jours de marche d’Astrub. Quelle remarquable chose qu’un zaap, songea-t-elle.
Rêveuse, elle ne remarqua pas la présence qu’elle aurait du sentir dans son dos, et elle eut un vif sursaut lorsqu’une voix grave lui susurra :
-Tu veux déjà rentrer ?
Sonja se retourna vers Xael, ouvrit la bouche pour parler, puis se ravisa et reporta son regard sur le zaap. La montagne avait disparu, avec elle les quelques maisons du village que l’on entrevoyait au loin. Seule demeurait une grande arche de pierre, qui ne donnait sur… rien.
-Trop tard, pouffa Xael. Ils l’ont refermé.
-Quel est la prochaine destination ?
Xael ouvrit les bras en haussant les épaules, signe qu’il n’en savait rien. Il se tourna alors vers un petit groupe qui s’ébattait à quelques pas, et que Yakan, Verdel et Larme avaient rejoint quelques instants plus tôt.
D’un geste du menton, Sonja salua ceux qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion de voir. Puis, glissant sa main dans celle de Xael, elle le traîna jusqu’à Yakan, qui tenait distraitement les rênes de Shinzo. S’étant réappropriée sa monture, Sonja chercha le regard de Yo.
-Est-ce qu’on a tout le monde ? demanda Yakan d’une voix forte.
-Il vaudrait mieux, la prochaine ouverture est pour nous.
Le portail s’était ouvert sur une place-forte, et nombreux avaient été les gens à se ruer à travers l’arche. Le château d’Amakna, crut reconnaître Sonja. Une destination prisée, ne serait-ce que pour le commerce, ou les délégations politiques.
Personne ne semblait se souvenir quel était le zaap qui venait ensuite.
-Je suis en avance, j’ai horreur de ça…
Quelques têtes incrédules se tournèrent vers l’inénarrable Provok, nonchalamment adossé sur un étal de soieries. A ses pieds, une dragodinde somnolente faisait un parfait raccord avec son maître en affichant un ennui ostensible.
-Je vais supporter vos conversations ineptes pendant encore longtemps ?
-Quelques jours, malheureusement, s’esclaffa Yakan avec bonne humeur, en passant vigoureusement son bras autour de la nuque de l’Ecaflip.
Fallait-il vraiment qu’une démonstration de force aussi primaire soit un geste d’amitié chez ces hommes ? Du moins tous n’étaient-ils pas si empressés à faire montre de leur virilité. Sonja appréciait le calme relatif de Yo, les joues empourprées du timoré Larme, la douceur mielleuse de Dorion, lequel d’ailleurs s’entretenait avidement avec un autre Pandawa, inconnu de la jeune fille.
-Boz, postulant, se présenta le Panda lorsqu’elle lui eut posé la question. J’ai eu quelques échos sur votre, euh, corporation ?
-J’aime bien le terme confrérie, personnellement, ça donne un aspect plus… sanguin, acheva Sonja dans un sourire acéré.
Boz sourit. Il n’était pas le seul aspirant à s’être joint à eux. Outre Larme et lui et se trouvait un jeune Sadida, Ensyl, membre taciturne d’une race qui tendait à se raréfier ces temps derniers… Il fallait en outre ajouter à ces quelques personnes Shona, Osamodas errante, qui paraissait indécise à tisser des liens avec cette jeune communauté. La petite faction des postulants était bien silencieuse, aux côtés de l’impétueux Yakan, du pétulant Charkheim, du charismatique Yo et de l’extravagante et plantureuse Snoussy.
Le zaap se referma à nouveau, pendant quelques instants il ne fut rien d’autre qu’une arche inutile sous laquelle les gamins couraient en tous sens, faisant fulminer parents et gardes.
Puis un paysage se dessina dans cet encadrement de pierre, flou d’abord, puis lissé jusqu’à en devenir parfaitement net.
-Ne perdons pas de temps, déclara Yo avec autorité.
Tous approuvèrent silencieusement et s’approchèrent. Les uns après les autres, ils allèrent glisser quelques pièces dans la main du garde-trésorier qui se tenait en faction devant le zaap, un registre comptable posé sur une table, un énorme coffre à ses pieds. Peu de gens arrivaient en sens contraire. La route qu’ils empruntaient était d’ordinaire peu pratiquée, sauf en période estivale.
Sonja regarda la mer qui s’étendait devant elle, coupée par l’encadrement de pierre. Il lui semblait sentir les effluves marins, sachant pourtant qu’il n’en était rien. Une main rehaussée de longues bandes blanches prit la sienne, et Xael l’entraîna avec un franc sourire.
La traversée ne fut pas longue. Le temps de payer, puis de se rassembler à quelques dizaines de pas du zaap, Yo réussit à obtenir que tous soient à ses côtés en quelques minutes.
-Bon, et maintenant, une explication peut-être ?
Sonja n’était pas seule à vouloir savoir. Des regards avides s’étaient massivement fixés sur le Xélor qui restait imperturbable.
-Alors ? Pourquoi le sud ?
-Parce que nous allons au nord.
La nouvelle inattendue produit son petit effet. Quelques gloussements se firent entendre, quelques murmures incrédules également. Snoussy restait indifférente. L’influence qu’elle exerçait sur Yo était palpable. Sonja supposa qu’elle seule devait être au courant.
-De deux choses l’une, entreprit d’expliquer Yo. Soit nous sommes poursuivis personnellement, soit nous ne le sommes pas. Dans le premier cas, je veux que si n’importe qui soudoie un garde ou un habitant d’Astrub, on lui réponde que nous sommes allés au sud. Dans le cas où ne nous ne sommes pas les seuls à être victimes de ce genre… d’agissements, je veux prendre le temps d’en savoir plus sur la route, même si j’ai déjà une petite idée de l’endroit où nous rendre.
Un silence impatient l’engagea à poursuivre.
-Yakan, Snoussy et moi-même avons déjà songé à ce que pouvaient être ces assassins improvisés. Leur étendard n’est connu de personne en ville.
-Pas même des registres de Bonta et Brâkmar, précisa Yakan.
Le Sacrieur sortit sous leurs yeux un morceau de bois poli, gravé en son centre. Sonja reconnut le symbole qu’arborait l’agresseur, Yakan devait l’avoir sculpté immédiatement après sa disparition pour en garder une trace vive à l’esprit.
-A nous d’en savoir plus là-dessus, donc, songea Boz à voix haute.
-Si possible. Et autant s’éloigner d’Astrub. Le climat se détériore là-haut. Je vous propose un bivouac au sud du golfe pour cette nuit, ensuite on prend vers le nord-ouest.
Sonja vit les regards se croiser, dubitatifs. Les questions semblaient se consumer sur toutes les lèvres, et pourtant personne n’osait formuler une interrogation précise. La conscience trouble flottait que Yo n’en dirait pas davantage.
Le petit symbole sculpté eut un certain succès, il passa de mains en mains pendant quelques minutes, alors que la troupe se mettait en marche. Tous s’accordaient à dire que c’était là un dessin d’apparence banale, un sigle qui aurait pu se trouver sur le blason de n’importe quelle corporation. Restait que personne n’avait le souvenir d’avoir vu celui-ci, précisément.
La troupe s’installa tant bien que mal au bord de l’océan. Du pic où ils se trouvaient, ils pouvaient contempler le village sufokien illuminé, en suspension au-dessus de l’eau sombre. Les lumières chaudes leur parvenaient de l’autre rive, traçant une frontière qui disparaissait par endroits entre l’eau et le ciel noirs.
Le repas promettait d’être copieux. L’excitation réjouissait les cœurs et coloraient les joues des bavards. Dorion préparait ses poissons fraîchement pêchés, Yakan faisait griller de la viande de tofu, Snoussy, Tanza et Shona échangeaient des propos lourds de sous-entendus à voix basse, et Charkheim s’excitait inutilement, entraînant Boz et Verdel dans sa griserie. La bière faisant en coulant plus de bruit que le reflux des vagues… Au moins, la boisson partirait vite, et ils n’auraient pas l’occasion de réapprovisionner les stocks avant quelques jours, ce qui laissait espérer quelques soirées sobres… Sonja elle-même découpait de larges tranches de pain qu’elle distribuait au gré des demandes, tout en prêtant une oreille attentive à la conversation qui se tenait entre Yo et Xael.
Tout cela n’avait aucun sens. Où partaient-ils tous ? N’auraient-ils pas mieux valu rapporter l’agression aux gardes compétents d’Astrub, et les laisser mener une investigation ? Que feraient-ils, eux qui n’avaient rien d’autre en main, sinon ce petit bout de bois sculpté… Xael semblait émettre les mêmes réserves qu’elle (ils n’étaient pas ensemble pour rien), mais Yo n’abandonnait pas son sourire confiant.
-Ne cherchez pas autant, vivez, on verra bien ce qu’on trouvera en chemin. Peut-être que ce n’est pas d’atteindre sa destination qui compte, mais le voyage…
Sonja fit une moue. Lorsque Yo se piquait de philosophie, ce qui lui arrivait de temps à autre, elle montrait toujours une réticence prudente.
Devant le spectacle de cette insouciance, de cette foi en leur force qu’affichaient les autres, elle se sentit vide. Même Provok laissait transpirer quelque chose de semblable à de la légèreté, à travers son cynisme. Sonja en aurait presque oublié qu’on avait tenté de la tuer la veille. Mais quelle importance cela avait-il, dans un monde qui se souciait moins de la vie que de l’orgueil. Une tombe n’était pas une malédiction, pourvu qu’une glorieuse épitaphe y soit gravée dans le marbre.
Prise de nausée, Sonja alla s’asseoir en retrait sur la plage. Elle releva les pans amples de son pantalon de lin, étendit ses jambes et sentit le ressac venir lui lécher les mollets.
En fin de compte, tout cela était résolument absurde. Tout, jusqu’à sa vie. Il importait peu qu’on ait tenté de la tuer la veille. Ce n’était pas comme s’il s’agissait de la première fois. Et, après tout, il suffisait de jeter un œil à Charkheim pour comprendre que la mort n’avait pas cette dimension pathétique qu’on lui attribuait, pour peu que quelqu’un daigne vous ramener parmi les vivants.
Ce monde était désordonné. A tel point que des cultes séparatistes étaient apparus récemment : de nouveaux genres de disciples avaient émergé, qui se revendiquaient de Sram ou de Sadida. Des hommes masqués, des gens sans foi. L’anarchie régnait partout sur la terre des Douze et la monarchie était impuissante à restaurer un semblant d’ordre. Une guerre civile faisait rage entre sudistes brâkmariens et nordistes bontariens. Les guerriers s’inventaient des blasons, des factions, des corporations, les paisibles marchands se rassemblaient en guildes commerciales, les groupements d’hommes se créaient et se défaisaient avec une brusquerie déconcertante. Et personne ne semblait savoir à quoi ou à qui appartenir. Le culte des Douze, qui avait été l’essence même de cette terre, la raison de vivre de ceux qui avaient eu la chance de naître en ce royaume béni, n’était désormais plus une fin, la seule qui fût dans la vie, mais un moyen de s’octroyer la puissance nécessaire à sa survie dans un monde à la dérive, abandonné à lui-même.
Sonja brassait ces pensées sombres lorsque deux ombres se glissèrent derrière elle.
-Je vais piquer une tête ! s’écria Dorion, rond comme le tonneau qu’il venait de vider.
-Comme tu es, tu vas te noyer, avertit Sonja d’une voix lasse.
-Mais non…
Dorion s’était déjà jeté tout habillé dans une vague. Boz rit de ce pittoresque spectacle et s’assit face à la mer, à distance respectable de Sonja, dont l’aspect renfrogné ne devait pas paraître engageant.
-Et sinon, à quoi tu songeais ? Sans vouloir être indiscret, bien sûr.
Au moins ce garçon avait-il un semblant de tact. De plus, Sonja ne voyait pas de raison de ne pas lui dévoiler sa pensée.
-J’imaginais un monde sans Dieux. C’est idiot, non ?
Le Pandawa parut déconcerté. Il ne dit rien et demeura absorbé quelques secondes.
-Ca ne l’est pas tant que ça, en fait. A long terme le culte des Douze pourrait finir par disparaître…
Ce fut au tour de Sonja d’être prise au dépourvu.
-Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
-Il y a une rumeur selon laquelle certaines personnes souhaiteraient abandonner tout ce qui les rattache à leur Dieu référent. Ils veulent être neutres, peut-être. Enfin, c’est un truc que j’ai entendu dire. Moi, ça ne me concerne pas, bien sûr, en tant que Pandawa, je pourrais difficilement vouloir être autre chose !
-A moins de t’épiler intégralement ! hurla Dorion, complètement ivre.
Il aurait certainement ri avec force de son imbécillité si une vague ne l’avait pas pris de court pour lui enfoncer la tête sous l’eau.
-Tu es ridicule, lâcha aigrement Sonja lorsque son ami sortit de l’eau.
-Eh, tu parles avec un type qui nous parlé de matière fécale tout le repas, j’y peux rien si t’as de mauvaises fréquentations.
-Je confirme, dit Xael qui s’était rapproché (par jalousie ?), tout porte à croire que Boz est scatophile…
-Arrêtez ça ! Je veux pas en savoir plus…
Boz tenta de se défendre et la conversation prit un tour curieux, mais Sonja n’y prêta pas attention.
Un monde sans Dieu… Non, pour être plus précise, un monde dans lequel les gens se détourneraient du joug des Douze…
Sonja n’avait qu’entrevu rapidement son agresseur, elle ne s’était pas attardé dessus, et notamment parce qu’il n’y avait rien qui eût attiré le regard. Mais précisément. Ce type n’avait rien de significatif. Etait-ce à cela qu’avait songé Yo, et était-ce la piste qu’il comptait leur faire explorer à mots couverts ? Un homme qui se serait détaché des Douze. Cela paraissait tellement attentatoire aux valeurs essentielles de ce monde, que le sujet en serait tabou ? Cet homme, son agresseur, ferait-il partie de ses gens dont la foi s’était à ce point corrompue ? Quand bien même, cela n’expliquait pas la tuerie.
Sonja se promit d’éclairer ce point. Pourtant, levant les yeux vers le Xélor qui tenait enlacée l’appétissante Snoussy, la certitude lui vint que son hypothèse était toute autre.
Charkheim jubilait. Yo avait annoncé que le détour par l’ouest les pousserait vers la forêt, voire jusqu’aux landes. Depuis le temps que le Sram rêvait de planter ses dagues dans une racine millénaire du Chêne sacré. Il savait quoi y chercher, et quelle serait sa priorité.
Refermant sa main blanche et glacée sur celle, chaude et rêche, de Xael, Sonja chercha à lire sur chaque visage les intérêts, les réponses attendues et les espoirs parfois antagonistes de chacun des membres du groupe. Voyant, dans la solitude de chaque âme, se projeter tant de diversité, elle songea que si quelque chose pouvait bien avoir un intérêt, c'était précisément ce voyage entrepris dans la débâcle…
Assumez d'être des malpropres alcooliques ! Après tout vous êtes jeunes 
